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Bonjour, je suis Prisca Kergoat, professeure des universités en sociologie et je suis également directrice d'un laboratoire, du CERTOP, un centre d'études et de recherche sur le travail, l'organisation et le pouvoir. Alors l'ouvrage que je me propose de présenter
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est un ouvrage qui se nomme : "De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti.es et élèves de lycées professionnels" qui a donc été édité par La Dispute en 2022. Alors cet ouvrage a pour point de départ une discussion avec la littérature scientifique, celle consacrée aux élèves orientés et préparés
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à un métier relevant d'un travail d'exécution. Alors la littérature existante met en évidence la force des rapports de domination, reste que de manière plus ou moins implicite les chercheurs en viennent souvent à déduire que cette domination annihile toute capacité d'agir.
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En fait, cette jeunesse populaire, c'est-à-dire d'origine et de destinée employés ou ouvriers est d'abord décrite sous l'angle de la domination, à l'ordre dominant, voire une jeunesse décrite comme consentant, voire collaborant à sa propre domination.
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Et donc c'est ce positionnement qui m'a conduite à interroger leurs pratiques sociales et à démontrer qu'ils avaient une autonomie de pensée, une sagacité quasi sociologique pour discuter et déconstruire leurs conditions. Et c'est pour cette raison que j'ai substitué à leur dite docilité
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le concept d'indocilité. Alors mon objectif est double. D'abord caractériser les contraintes exercées sur les élèves à travers la manière dont ils et elles sont distribués dans différents espaces de la formation professionnelle. Ensuite, mettre à jour la façon dont s'intensifie un sentiment d'injustice
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et s'échafaudent des pratiques et des pensées indociles. Alors je vais m'arrêter peut-être une minute ou deux sur la méthodologie qui a été déployée dans le cadre de cette recherche. Les données sur lesquelles je m'appuie sont issues de deux enquêtes collectives dont j'ai assuré la responsabilité scientifique.
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Une première enquête qui était sur les conditions de vie et d'études des filles et des garçons de lycées professionnels et qui a été financée par le ministère de l'Éducation Nationale. Et une seconde sur la mesure des discriminations dans l'accès à l'apprentissage. Donc seconde enquête qui était quant à elle financée par le ministère de la Jeunesse.
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Et les deux enquêtes en fait reposent sur un même protocole. Alors un protocole qui articule d'une part une étude extensive par questionnaire, puisqu'on a exploité environ 3000 questionnaires qui ont été distribués aux élèves
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et aux apprentis sur différentes spécialités. Donc des spécialités ultra féminisées. On a choisi en l'occurrence la coiffure, l'esthétique, mais aussi l'aide à la personne. Ainsi que des filières cette fois-ci ultra-masculinisées,
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telles que les métiers du bâtiment ou la mécanique automobile par exemple. Et on avait également sélectionné une filière mixte, une des rares filières mixtes dans le cadre de la formation professionnelle qui est le commerce et la vente.
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Donc je le disais environ 3000 questionnaires auprès d'élèves et d'apprentis préparant soit un CAP, soit un bac professionnel. Et cette première méthodologie a été combinée à des entretiens, des entretiens semi-directifs menés auprès d'enseignants, mais aussi et surtout des élèves.
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Donc 43 entretiens ont été menés auprès de filles et de garçons, apprentis ou élèves de lycée professionnel. Et qui retracent successivement l'expérience de l'orientation, de la recherche d'une place en entreprise et de l'entrée en formation.
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Alors j'en viens donc au premier temps, correspondant donc au premier chapitre sur la question de l'orientation scolaire et professionnelle. Alors peut-être pour contextualiser un peu les propos des élèves et des apprentis, dire que depuis les années 90,
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les rapports à l'orientation des élèves ont évolué sous l'emprise de plusieurs phénomènes, mais déjà sous l'emprise de l'unification progressive du système éducatif, puisque la concurrence d'une part avec l'enseignement général et d'autre part avec l'enseignement technologique
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a progressivement privé l'enseignement professionnel de ses meilleurs élèves. Alors de ce fait, on a une population dont les caractéristiques ont évolué depuis une trentaine d'années et ce qu'on peut dire aujourd'hui, c'est que cette fraction des jeunesses populaires se caractérise par l'indissociabilité de deux propriétés.
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À leur origine populaire s'ajoutent aujourd'hui leurs difficultés scolaires. Et cette association de ces deux caractéristiques se repère très bien à travers nos données statistiques, puisque on peut observer qu'à niveau scolaire comparable,
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les élèves d'origine populaire ont une probabilité 93 fois plus élevée d'être orientés en seconde professionnelle et 169 fois plus élevée d'être orientés en CAP. Alors ça c'est un premier élément qui va expliquer une évolution dans le rapport à l'orientation, mais faut-il aussi prendre en compte un certain nombre de réformes
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qui ont eu lieu sur l'orientation scolaire et professionnelle. D'abord la loi de 1989, puis celle de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, qui sont finalement des lois qui prônent un individu rationnel en mesure d'appréhender une organisation abstraite,
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de formuler des propositions et de se les approprier. En fait cette rhétorique du projet, qui est issue du management d'entreprise, s'accompagne d'une conception où l'élève devient entrepreneur de lui-même et supposé libre de ses choix d'avenir et en capacité de s'émanciper, la notion d'émancipation étant introduite dans la loi de 2018.
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Troisième élément qui va participer à une évolution des rapports à l'orientation, c'est l'arrêt des politiques de redoublement. Cet arrêt a pour effet que les élèves soient de plus en plus jeunes au moment de choisir leur orientation et quand on regarde au niveau des lycées professionnels,
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ils ont aujourd'hui entre 14 et 15 ans quand ils rentrent en lycée pro. Alors l'enquête a d'abord pu éclairer une forte variation des rapports à l'orientation, une variation que je restitue dans l'ouvrage sous forme d'une typologie qui montre qu'effectivement
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les apprentis et les élèves ont un rapport très divers à cette période de l'orientation scolaire et professionnelle. Mais je me focaliserai plutôt ici sur une dimension qui me semble importante, une dimension qui est aussi une expérience partagée pour l'ensemble de ces jeunes, c'est l'expérience de l'humiliation
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et c'est sur celle-ci que je m'arrêterai pour en dire quelques mots. Alors cette expérience partagée qui est l'humiliation, qui est entendue comme mépris de classe et honte de soi, est partagée même par les élèves, et ça ça m'a beaucoup étonné,
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qui décrivent un rapport vocationnel au métier choisi. C'est-à-dire que même les jeunes qui disent avoir souhaité poursuivre leur scolarité en apprentissage ou en lycée professionnel insistent sur ce sentiment d'humiliation. Alors peut-être rappeler que ce vécu de l'humiliation
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est une expérience ordinaire, et que précise Pierre Merle, ce sont les élèves en difficulté scolaire qui en font le plus souvent les frais. Il n'est finalement peut-être pas si étonnant que les élèves orientés racontent l'humiliation. Alors l'humiliation telle qu'elle est mise en mots par ces élèves
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est effectivement une décision qui est loin d'être neutre, puisqu'elle oppose les élèves qui sont dignes de poursuivre à ceux et celles dont la compétence scolaire imputée stigmatise et exclut durablement de l'école. Et contrairement aux formes d'humiliation pratiquées en classe,
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celle produite par la décision d'orientation est présentée comme légitime et réglementaire. Elle se fonde sur les notes, elle est le fruit d'un jugement collectif, discuté et élaboré dans un cadre institutionnel qui est celui du conseil de classe. Et donc la décision d'orientation est d'autant plus humiliante qu'elle est aussi un jugement de classe
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fondé sur une représentation de la culture légitime. Donc là j'ai mis un petit verbatim d'une élève, Patricia, qui illustre bien ce sentiment d'humiliation où elle nous dit : ▲ lire ci-dessus ▲
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Voilà donc un verbatim qui illustre très bien les propos tenus par les élèves et les apprentis. Alors ces réformes dites en fait de démocratisation scolaire, en énonçant que le mérite l'emporte aujourd'hui sur les origines, ont eu pour conséquence de rendre chacun responsable
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de ses réussites et de ses échecs et de stigmatiser encore un peu plus les jeunes orientés. Alors néanmoins, et on y reviendra dans un second temps, ça ne signifie pas que les élèves intériorisent passivement ces verdicts scolaires. Alors j'en viens maintenant au deuxième temps
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qui est la recherche d'une place en entreprise puisque vous le savez, une fois orienté... à la place de la classe de troisième, il va falloir trouver une entreprise, alors ou pour signer un contrat d'apprentissage dans le cas des apprentis, soit pour trouver un stage dans le cadre des lycées professionnels.
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Alors peut-être pour contextualiser cette période de recherche d'une entreprise, là encore faut-il revenir sur quelques réformes qui se sont développées à partir des années 80 et qui ont finalement initié une inversion hiérarchique, puisque à la préférence antérieurement accordée
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à la formation professionnelle en école, se substitue à partir des années 90 une prédilection pour l'apprentissage en entreprise. Alors si vous voulez, tout ça marque un contexte, un contexte qui va mener à valoriser l'apprentissage au détriment du lycée professionnel, et qui explique
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que finalement l'apprentissage va devenir de plus en plus sélectif, de plus en plus de jeunes vont valoriser ce mode de formation à celui proposé par les lycées professionnels. Et là vous avez un petit graphique issu de notre recherche qui montre bien non seulement que les jeunes
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aujourd'hui privilégient l'apprentissage, donc on voit bien que c'est plus de 80% des apprentis qui disaient qu'ils préféraient l'apprentissage au lycée professionnel et qu'inversement quand on regarde les propos tenus par les élèves de lycées professionnels,
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et bien un nombre relativement important, c'est-à-dire 31%, 30%, 31% auraient souhaité entrer en apprentissage. Donc valorisation de l'apprentissage mais aussi son corollaire, c'est une sélection qui est accentuée. Effectivement c'est à peu près 30% des élèves interrogés
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en lycée professionnel qui n'ont pas réussi à accéder à ce mode de formation. Alors l'intérêt de l'enquête était aussi de repérer qui regardait les caractéristiques sociales de ceux et celles qui ont réussi
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et de ceux et celles qui n'ont pas trouvé une place en apprentissage et d'essayer de voir si c'était éventuellement en relation avec leurs pratiques. Alors à partir des données, j'ai construit une typologie des pratiques de recherche qui montre finalement que ressort de manière assez claire
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une typologie en trois classes, avec une première classe qui comprend des jeunes qui ont accédé très rapidement à l'apprentissage, c'est le cas de 31% d'entre eux. Ils disent avoir contacté une seule entreprise et avoir recherché durant une seule journée.
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Donc effectivement ce sont des jeunes qui le disent, s'ils ont pu accéder aussi rapidement, c'est aussi qu'ils disposaient d'un capital d'autochtonie, c'est-à-dire d'un réseau, par le biais de leurs parents ou de la famille, qui connaissaient une entreprise, qui connaissaient un maître d'apprentissage
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et à qui ils ont été présentés. Donc pour cette première population, on retrouve essentiellement des garçons dont les parents appartiennent à la fraction stable des classes populaires et on peut noter une sur représentation des indépendants, des petits commerçants et des artisans
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qui effectivement ont une plus grande étendue de réseaux pour aider leurs enfants à trouver une place en apprentissage. La deuxième classe, alors celle-ci est assez surprenante, en fait elle comprend des jeunes dont le souhait d'entrer en apprentissage est resté au stade de la simple velléité,
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c'est-à-dire qu'ils disent "j'aurais préféré rester en apprentissage" mais ce sont des jeunes qui n'ont pas ou qui ont très peu cherché. Donc ces jeunes représentent quand même 56% des élèves de lycées professionnels qui n'ont pas réussi à accéder à l'apprentissage. Alors ça c'est une population qui se caractérise tant par sa jeunesse
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que par une sur-représentation de jeunes qui appartiennent aux fractions paupérisées des classes populaires et on retrouve aussi dans cette classe une sur-représentation des jeunes étrangers ou issus de l'immigration. Ce sont également des jeunes qui finalement anticipent les obstacles
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parmi lesquels les discriminations qui s'opèrent sur le marché du travail et c'est finalement, ils ont une forme de lucidité sociale qui suspend leur aspiration et qui les amène à dire que le lycée professionnel est pour eux plus protecteur. Enfin on a une troisième classe qui rassemble là des candidats
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qui se sont fortement mobilisés. Donc on a des jeunes qui ont cherché jusqu'à trois mois, des recherches qui ont duré trois mois et qui les ont menés à contacter jusqu'à une centaine d'entreprises. Alors parmi cette troisième classe certains ont finalement accédé à l'apprentissage,
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d'autres n'y sont pas parvenus et là on retrouve dans cette troisième classe encore des jeunes issus des classes plutôt paupérisées et on a dans cette troisième classe une sur-représentation... une sur-représentation des filles. Donc finalement ce qu'on observe c'est une éviction
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dans l'accès à l'apprentissage de toute une partie de la population et que la soi-disante performance de l'apprentissage en matière d'insertion professionnelle tient beaucoup finalement à l'éviction des jeunes issus des milieux les plus précarisés, des filles comme des jeunes issus de l'immigration maghrébine,
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turque ou subsaharienne. Et finalement en reléguant aux formations professionnelles scolarisées les populations les plus fragilisées face à l'emploi, l'apprentissage concurrence mécaniquement et sans grands efforts le taux d'insertion des jeunes issus des lycées professionnels. Je vais passer directement à, finalement,
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l'intensification d'un sentiment d'injustice, bien mis en mots par l'ensemble des jeunes interrogés. Alors ce qu'il est intéressant peut-être à repérer c'est que s'ils ne déclarent que très peu la notion de discrimination, ils ne sont que 15% à dire avoir eu le sentiment d'être discriminés,
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nombreux sont ceux et celles qui disent l'injustice, près de la moitié de la population interrogée. Alors qu'est-ce que nous disent un petit peu... je vous ai sélectionné ici quelques verbatims, ▲ lire ci-dessus ▲
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Donc là on voit bien cette capacité à discuter les jugements professoraux et à repérer finalement le double discours consistant d'une part à valoriser l'enseignement professionnel tout en persuadant les meilleurs élèves que l'orientation vers l'enseignement général va de soi. Exaucée explique aussi que : ▲ lire ci-dessus ▲
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alors effectivement Exaucée nous dit combien les conseils à porter au moment de l'orientation tendent à les enfermer dans une offre de formation particulièrement genrée, une offre de formation d'ailleurs beaucoup plus réduite pour les filles qu'elle n'est, pour les garçons. Alors on vient au troisième verbatim,
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▲ lire ci-dessus ▲ Alors ça c'est effectivement tout un argumentaire qui structure les entretiens des élèves, c'est-à-dire qu'il y a, elle insiste sur l'idée qu'il est difficile voire impossible d'opérer un choix de cette importance à la période de l'adolescence
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et que l'institution scolaire ne leur a pas accordé à eux et à elles le luxe finalement de prolonger leur jeunesse. Donc cette revendication, cette idée qu'ils sont encore des enfants et qu'on les oblige à vieillir est un argument très fort. ▲ lire ci-dessus ▲ donc là un certain nombre de filles interviewées
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qui nous disent que pour trouver une place et la garder il faut adopter le modèle de féminité des classes intermédiaires occidentales et là aussi on a un certain nombre d'extraits, d'entretiens où elles montrent combien elles doivent reprendre leur manière de parler, de s'habiller, de se maquiller, de se tenir,
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voire même comment elles doivent... adopter des régimes spécifiques en entreprise. Donc voilà ce sentiment encore d'être obligé de grandir et de devenir des petites femmes. Et puis je m'arrêterai sur la dernière, celle de Désiré : ▲ lire ci-dessus ▲
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Et là aussi cette capacité qu'ils ont de montrer les injonctions contradictoires dans lesquelles ils sont pris en situation de formation, comment ils peuvent être à la fois considérés comme des enfants en établissement où ils doivent par exemple avoir des mots de leurs parents pour pouvoir s'absenter
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et combien en même temps on leur demande de devenir des adultes autonomes et responsables, de se lever tôt le matin et d'être en capacité de tenir des situations de travail. Voilà, je m'arrêterai là, juste en phrase de conclusion, dire que ces filles et garçons, des jeunes adolescents,
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savent débusquer et mettre à jour les rapports de domination et qu'ils savent déstabiliser les évidences du sens commun et qu'au fil finalement de leur expérience, leurs pratiques sociales vont aussi introduire un certain nombre de pratiques indociles que je développe plutôt dans la seconde partie de l'ouvrage.
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Je vous remercie.
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